Par Bénédicte Prot
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En découvrant l’année dernière, pour sa 12e édition, le Winter International Arts Festival de Sotchi, on avait été frappé par la belle convergence artistique que représente cet événement, essentiellement musical à ses débuts avant de s’ouvrir à d’autres arts de la scène, pour les marier gracieusement tout en créant des harmonies nouvelles entre la grande tradition musicale russe et d’autres sons et gestes. Lors de la 13e édition du WIAFS, organisée du 12 au 23 février dans la ville thermale olympique, qui contemple la Mer Noire adossée aux pentes caucasiennes, on a retrouvé cet élément de rencontre, de croisée des chemins, mais c’est un autre aspect fondamental du festival que nous souhaitons cette fois mettre en avant : l’élan de transmission qui sous-tend toute la manifestation, le vrai travail de “passeurs” que font ses instigateurs, à commencer par son directeur artistique et sa figure de proue, l’altiste et chef d’orchestre Iouri Bachmet, qui fait également partie des ambassadeurs des “Saisons russes”, une initiative mondiale créée il y a trois ans qui rend cette année visite à la France, justement.
On entend la notion de “passage” de la manière la plus concrète qui soit. Quelque chose se produit tous les soirs à Sotchi qui va de la scène à la salle, toujours comble et ouverte à toutes les propositions, dans un climat de curiosité confiante qui illustre bien l’idée qu’un public est toujours “bon” public, surtout quand on lui offre d’année en année des concerts aussi luxuriants que celui donné pour le gala d’ouverture du festival, qui a donné le la à l’ensemble de l’événement. Celui-ci a parcouru un splendide éventail de compositeurs, de Bach à Moussorgski ou encore Ernest Chausson (1855-1899), en variant les formations, passant de pièces de chambre à des morceaux spectaculaires interprétés par l’Orchestre symphonique des jeunes de Russie – tantôt dirigés par Bachmet, tantôt par l’Équatorien Freddy Cadena – tandis que se succédaient sur scène de magnifiques solistes. Ainsi, même quand l’oreille reconnaît une des pièces présentées, c’est toujours une nouvelle découverte, un moment de transmission unique.
Sans compter les premières mondiales, à commencer par celle du Concerto No.2 pour flûte traversière et orchestre à cordes du compositeur britannique contemporain Michael Nyman, connu de tous pour ses musiques de films – au-delà de sa collaboration de longue date avec le cinéaste Peter Greenaway à partir de Meurtre dans un jardin anglais (1982), il est aussi l’auteur des bandes originales de La Leçon de piano de Jane Campion ou encore Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol. Le concerto a été présenté par le flûtiste italien Massimo Mercelli, interprète célèbre de toutes les compositions de Philip Glass pour son instrument et tout premier soliste à jouer le Concerto No.1 pour flûte et orchestre à cordes de Nyman, ce qui en faisait le musicien idéal pour rendre avec élégance et limpidité la complexité subtile du No. 2.
C’est à la fougue de la pianiste Ksenia Bachmet qu’a été confiée une pièce peu jouée en Russie de l’Andalou Joaquín Turina (1882-1949), la Rhapsodie symphonique pour piano et cordes, Op. 66., qui passe d’un Andante riche en couleurs à un Allegro vivo entre trépidation et belles envolées glissant sur le clavier comme des battements d’ailes. À la présence pleine de tempérament de la fille de Iouri Bachmet ont fait écho, en deuxième partie du concert, les performances galvanisantes de la soprano ukrainienne Olga Kulchynska et de la violoniste soliste allemande d’origine sud-coréenne Clara Jumi Kang. La première, soliste du Théâtre Bolchoï de Moscou depuis 2014 et Premier prix du Concours Francisco Viñas de Barcelone en 2015, a chanté lumineusement l’aria de la Princesse-Cygne dans Le Conte du tsar Saltan de Nikolai Rimski-Korsakov ainsi que celui de Iolanta dans l’opéra du même nom de Tchaïkovski, sa voix d’une clarté impeccable s’accompagnant d’un sens de l’interprétation poignant, de ceux qui projettent et happent d’un coup le public dans tout l’univers de l’oeuvre à travers un seul splendide extrait. Kang, formée à la Juilliard Scholl de New-York, puis Berlin et Munich, a quant à elle soufflé l’audience par le brio et la passion avec lesquelles elle a joué le Poème pour violon et orchestre de Chausson et Introduction & Rondo Capriccioso Op 28 pour violon et orchestre de Camille Saint-Saëns. C’est sur la vivacité et l’énergie virtuose de son jeu qu’a culminé l’acte final d’un gala inaugural marqué du début à la fin par un niveau d’implication physique des musiciens dans les pièces interprétées qui faisait que la musique prenait corps, se trouvait vraiment incarnée sur les planches du Théâtre d’hiver de Sotchi, pour les spectateurs.
Ce lien tangible qui s’établit au WIAFS entre les artistes et l’audience captivée était très manifeste le soir du concert de kora de la Gambienne Sona Jobarteh et son ensemble, au terme duquel, touché jusqu’au fond de l’âme, un public habitué à être sage et discret les soirs de concert s’est levé pour accompagner des pieds et des mains la musique à l’ancrage ancestral qui avait fait tout ce chemin vers lui, au travers des siècles, depuis l’Afrique. En effet, les convergences qui surviennent à Sotchi ne se font jamais froidement : un vrai contact se produit, qui influe aussi sur la matière de la musique et la transforme. Les arts ne font pas que se côtoyer, ils dialoguent ; les frontières ne sont jamais rigides mais mouvantes et perméables (“repousser/briser les limites” est d’ailleurs le mot d’ordre de la manifestation).
De fait, le désir de perpétuation des traditions musicales et artistiques qui est fondamental ici ne s’exprime jamais comme quelque chose de figé. Pour le spectacle Van Gogh. Lettres à son frère de Marina Brusnikina, des airs classiques ont été écourtés et adaptés par l’orchestre de chambre des solistes de Moscou, guidé par Iouri Bachmet, de manière à accompagner les différents moments de la lecture par Evgueni Mironov des lettres de Vincent à Théo Van Gogh, tandis que sur une grande toile, derrière, les couleurs et coups de pinceaux du peintre s’animaient amoureusement ou avec fureur selon l’humeur de l’instant. À Sotchi, les grands compositeurs côtoient toujours la jeune garde, que le festival nous donne aussi à connaître en générant des collaborations et travaux de (re)composition. Ainsi, le premier soir, le jeune compositeur et professeur au Conservatoire de Moscou Kuzma Bodrov (né en 1980) a non seulement présenté un morceau pour alto et orchestre fruit de sa relation artistique avec Bachmet, mais aussi, en première mondiale, une composition pour voix traditionnelle chinoise et orchestre à cordes créée avec son collègue Wang Zhiyi qui a constitué un des premiers moments mémorables de cette 13e édition du WIAFS.
Le programme des spectacles a ensuite continué de se déployer vigoureusement – entre le bel canto italien (avec le spectacle de gala organisé dans le cadre du projet Opera for Peace), le jazz du Trio Christian Sands, les chorégraphies radicales du ballet The Mother par Arthur Pita et le “Concert-voyage sur les traces de Marco Polo : l’Orient dans le miroir de la musique baroque” (la Route de la soie étant un itinéraire symbolique à Sotchi, qui est notamment membre de la league théâtrale internationale Silk Road fondée à Pékin en 2016), pour se conclure sur un concert de clôture intitulé “Airs intemporels et premières mondiales” comprenant les oeuvres de compositeurs contemporains comme Toshio Hosokawa, Oscar Bianchi et Nicola Campogrande –, prolongé par les activités entièrement dédiées aux jeunes artistes et étudiants qui rendent l’événement si spécial pour sa démarche dynamique d’échange et de transmission.
En effet, le tournoi de poésie, le Marathon Beethoven ou encore, et surtout, la 6e Compétition internationale Jeunes Compositeurs (arbitrée par un jury présidé par Alexander Tchaïkovski comprenant certains des compositeurs pré-cités ainsi notamment que leur collègue belge Patrick de Clerck, également directeur-fondateur de l’ONG “Music Projects For Brussels”) donnent toute sa mesure, vivante et évolutive, à la notion de “passage”.
Dans la lignée de cet élan transcendant toutes les frontières, les “Saisons russes”, une initiative de diplomatie culturelle du gouvernement et du Ministère de la Culture russes dont Bachmet est un des ambassadeurs (avec l’auteur et metteur en scène de théâtre Valery Fokin, le réalisateur Andreï Kontchalovski, le danseur Nikolai Tsiskaridze, le pianiste Boris Berezovsky et les historiens de l’Art et curateurs Zelfira Tregulova et Semyon Mikhailovsky) entre dans sa quatrième année et c’est dans les pays francophones (Belgique, Luxembourg, France) qu’elle se tient en 2020. Après une édition inaugurale au Japon qui a touché 42 villes du pays et 3,5 millions de spectateurs, une édition 2018 qui s’est tenue en Italie puis une troisième année en Allemagne, avec plus de 400 événements (expositions, théâtre, concerts, danse, projets cinématographiques, spectacles folkloriques, cirque…) proposés dans 77 villes du pays en coordination avec plus de 80 institutions culturelles, en ses trois premières années, l’initiative a déjà favorisé le dialogue interculturel dans près de 200 villes du monde et reçu quelques 12,5 millions de visiteurs.
L’ouverture des “Saisons russes” en France a eu lieu à Paris le 16 janvier, avec la présentation au Théâtre de l’Odéon, par le Le Théâtre d’État des Nations, d’Oncle Vania de Tchekhov, mise en scène par Stéphane Braunschweig. Au début de ce mois encore, par exemple, le sud de la France a découvert l’Orchestre symphonique du gouverneur de Briansk, l’un des plus jeunes orchestres symphoniques de Russie, tandis que le Palais de la musique et des congrès de Strasbourg accueillait les concerts du VIIe Festival transsibérien, fondé et dirigé par le violoniste russe Vadim Répine. On aurait aimé citer davantage d’événements parmi la multitude qui étaient prévue ce printemps, qui auraient dû faire de cette 4e édition des Saisons une édition record, annonçaient les organisateurs, mais l’urgence sanitaire a déjà commencé de modifier ce beau programme. La tournée française du Ballet national de Sibérie M. S. Godenko de Krasnoïarsk (qui devait visiter 26 villes du 7 mars au 7 avril) a dû être interrompue et l’exposition multimédia organisée à Paris sur le thème “Patrimoine mondial de l’UNESCO. Églises de l’école d’architecture de Pskov” a d’ores et déjà été décalée au mois d’août. Cela dit, le programme est assez vaste pour pouvoir permettre aux publics des pays francophones de s’immerger de plus belle et tout son soûl, une fois passée la pandémie, dans la culture russe et dans l’échange fluide et dynamique que représentent le Winter International Arts Festival de Sotchi et les Saisons russes.
Pour en savoir plus sur les Saisons russes, consulter le site : https://russianseasons.org.